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Charles Kloboukoff : « il est normal de reverser une partie de nos gains au bien commun »

Le fondateur et président fondateur de Compagnie Léa Nature, deuxième fabricant français de produits bio a frappé un grand coup en annonçant, à la fin de l’an dernier, qu’il déshéritait ses enfants au profit d’une fondation actionnaire d’intérêt général. Entrepreneur anticonformiste et engagé, il partage ici ses convictions et son analyse de l’évolution du marché.

Propos recueillis par Olivier Costil

Le Monde du Bio Gourmet – À 58 ans, vous avez décidé de céder les actions de votre entreprise à un fonds de dotation actionnaire, le F.I.C.U.S. Pouvez-vous nous expliquer les raisons de cette décision et les particularités de ce fonds ?

Charles Kloboukoff – J’ai entamé la réflexion l’année de mes cinquante ans. Compagnie Léa Nature, même si sa dimension était alors trois fois moins grande qu’aujourd’hui, commençait à devenir une grosse PME. Il s’agissait de savoir s’il fallait la transmettre à nos enfants ou explorer d’autres voies. Je ne me sens pas très à l’aise avec l’idée de nantir nos enfants avant qu’ils aient commencé leur vie… Je trouve logique qu’une partie de notre patrimoine personnel leur revienne mais le raisonnement ne peut pas être le même pour notre patrimoine professionnel. Il faut pérenniser l’entreprise. La fondation actionnaire, qui est un organisme à but non lucratif, permet de le faire.

Êtes-vous précurseur dans ce domaine ?

Des entreprises comme Laboratoires Pierre Fabre ou Chicorée Leroux en France, Lego au Danemark, Playmobil en Allemagne, Victorinox en Suisse sont contrôlées par des fondations actionnaires. Pour Léa Nature, le projet a mûri lentement. Il fallait l’envisager sous tous ses aspects, juridiques, fiscaux et de gouvernance, en tenant compte du fait que nous sommes une entreprise sociale et environnementale et une société à mission et que nous avons déjà une fondation. Nous devions en particulier dissocier les actions philanthropiques et économiques, pour respecter la loi et ne pas être suspects d’évasion fiscale… Les statuts étaient prêts en 2020 mais à cause de la crise Covid, nous ne les avons validés qu’au deuxième semestre de l’an dernier.

« Ma motivation a toujours été d’avoir un impact maîtrisé sur l’environnement et d’apporter notre contribution aux ONG environnementales et associations locales. »

Charles Kloboukoff

Rare sont les patrons qui préparent aussi tôt leur succession. Pourquoi maintenant ?

L’entreprise a atteint certains objectifs de performance et une position sur le marché. Ma motivation a toujours été d’avoir un impact maîtrisé sur l’environnement et d’apporter notre contribution aux ONG environnementales et associations locales. Et nos enfants y étaient favorables.

Sont-ils employés dans l’entreprise ?

L’une de mes filles, Lou, travaille au service export après plusieurs années chez Caudalie. À l’inverse, ma fille Emma a pris la présidence de la fondation parce que le poste l’intéressait, sans exercer de fonction dans l’entreprise.

Votre fille Emma a déclaré qu’elle était anticapitaliste. L’êtes-vous également ?

Je suis trop libéral pour être anticapitaliste ! Mais je trouve normal que les gens qui se sont enrichis reversent une partie de leurs gains au bien commun. Je suis plutôt de l’école de pensée qui, avant de se positionner politiquement de gauche ou de droite, considère que l’écologie doit se marier avec une forme d’équilibre social. La mondialisation, le capitalisme ultralibéral favorisent la spéculation et une répartition déséquilibrée des richesses. On est peut-être proche de l’apogée de ce système. D’autres formes d’organisation économique vont redonner plus de place aux structures à taille humaine.

D’où vous vient votre sensibilité écologique ?

De ma famille. Mon père pratiquait les médecines douces. Il nous répétait qu’une bonne alimentation est la meilleure médecine pour renforcer l’immunité. Il était un peu ésotérique.

Votre parcours professionnel a démarré assez classiquement chez Intermarché après une école de commerce. Qu’est-ce qui a fait de vous un pionnier du bio ?

Chez Intermarché, j’avais tout de même œuvré à la mise en place du rayon diététique, compléments alimentaires et produits bio… Il y avait donc une forme de complémentarité avec ma culture familiale. Quant à mes études, n’ayant pas d’idée précise de ce que je voulais faire, je me suis inscrit à l’ESG pour apprendre le commerce, le marketing, la gestion et le fonctionnement général des entreprises en me disant que je ferai le choix d’une activité plus tard. Je suis sportif, j’ai été président d’association sportive, cela m’a beaucoup appris et m’a permis de cultiver mon esprit entrepreneurial. Le sport reste aujourd’hui encore mon facteur numéro un d’équilibre.

Depuis une quinzaine d’année, vous avez multiplié les rachats d’entreprises bio. Qu’est-ce qui a motivé le choix de la croissance externe ?

Le premier facteur a été d’intégrer la production et la transformation. Au départ, nous faisions façonner nos produits chez des sous-traitants. Mais dans la bio, il est nécessaire de maîtriser les filières. Nous avons commencé par acquérir une conserverie du Lot-et-Garonne . Nous avons privilégié les entreprises proches de l’ADN de Léa Nature. C’est-à-dire celles qui d’une part proposent une qualité premium, produisent localement et ont un ancrage local et de l’autre, ont une fibre sociale, pratiquent un management participatif et restent à taille humaine, avec une détention du capital qui est souvent familiale. La deuxième raison de nos acquisitions est de vouloir diversifier nos activités pour ne pas être dépendant d’un seul secteur. Le troisième objectif était d’atteindre une taille critique suffisante pour avoir les moyens de nous amener à des niveaux de compétences élevés, en mutualisant les coûts. L’opération majeure a été notre rapprochement avec Ékibio il y a dix ans. L’entreprise réalisait alors 46 millions d’euros de chiffre d’affaires et nous 100 millions d’euros. Il y avait une très bonne complémentarité d’activités et de maillage géographique entre nous, notre rapprochement nous a mutuellement enrichis.

Ces dernières années, vous avez surtout reprise de petites entreprises. Pourquoi ?

Entre 2013 et 2020, nous avons vécu de très belles années de croissance et de santé économique. Comme nous ne sommes pas très généreux en dividendes, nous en avons profité pour renforcer nos fonds propres. Cela nous a donné les moyen d’investir 100 millions d’euros dans nos outils de production entre 2016 et 2020. On peut dire que nous avons presque fait le tour des sujets industriels. En revanche, nous n’avons pas pu réaliser d’autre très grande acquisition. D’abord parce que nous ne nous marions qu’avec des entreprises qui nous ressemblent, ensuite parce que certaines entreprises se vendent au plus offrant. Or nous ne sommes pas toujours les mieux disant financièrement…

Préparez-vous d’autres rachats ?

Nous étudions actuellement un dossier qui pourrait aboutir au premier trimestre 2022 . Mais avec un chiffre d’affaires de plus 500 millions d’euros sur 23 sites, nous ne sommes plus à la recherche systématique de la taille critique. Nous avons l’ambition de doubler de taille d’ici sept ans en nous appuyant principalement sur le digital et l’international. L’international représente aujourd’hui moins de 12 % de notre chiffre d’affaires. L’idée est d’atteindre 25 % en nous développant principalement en Europe de l’Ouest. La croissance de l’e-commerce, du drive et des autres formes de vente directe devrait également contribuer à notre croissance.

Comment se répartit votre chiffre d’affaires entre les différents canaux de distribution ?

Nous réalisons 46 % de notre chiffre d’affaires avec la grande distribution, 36 % avec les magasins spécialisés. Nous sommes en train de mettre en place une structure de commercialisation auprès de la restauration et des cantines. Ce n’est pas un marché facile. Les marges y sont tendues et il est dominé de très gros opérateurs qui n’ont pas forcément intérêt à promouvoir les produits français…

« Il y aura demain plusieurs stratégies, plusieurs types de consommation et plusieurs qualités de produits bio. »

Charles Kloboukoff

Après le boom de la crise Covid, le marché des produits bio s’est brutalement replié. Voyez-vous le bout du tunnel ?

Aujourd’hui les ventes se redressent progressivement. Le problème est que les agriculteurs en conversion risquent d’être confrontés à une insuffisance de débouchés. Certains seront tentés de tirer les prix vers le bas dans un contexte de hausse des coûts des matières premières. Nous nous attendons à une année 2022 compliquée, d’autant que le contexte sanitaire et à nouveau devenu anxiogène. Le marché va sans doute s’assainir et certains y perdront.

Faut-il craindre la concurrence de labels moins exigeants que l’AB, type HVE ou Zéro résidu de pesticides ?

Plus aucune marque ne veut se revendiquer conventionnelle aujourd’hui. La multiplication des alternatives développe une offre intermédiaire. C’est toujours mieux que l’ancien modèle, même si cela se fait provisoirement au détriment de la bio… La crise Covid est aussi une occasion de se remettre en question, de remettre un peu de sens, de relocaliser et de renforcer les garanties associées aux produits bio.

Le bio reste-t-il un marché porteur ?

La bio traverse une crise de croissance. Alors que le marché a été énormément poussé par la grande distribution ces dernières années, on se retrouve parfois avec des produits bio qui ressemblent beaucoup à des produits conventionnels. Il y aura demain plusieurs stratégies, plusieurs types de consommation et plusieurs qualités de produits bio. À chacun de choisir son combat !

UN GROUPE ENGAGÉAvec 1 780 salariés, Compagnie Léa Nature (ex-Compagnie Léa Biodiversité) a réalisé un chiffre d’affaires de 490 millions d’euros en 2020 (540 M€ prévus en 2021). • Le groupe exploite 37 marques en grande distribution et magasins spécialisés (Jardin Bio, Vitamont, Priméal…) • La moitié des marques reversent 1 % de leur CA à des associations environnementales, soit 2,6 M€ en 2020, en tant que membres de 1 % for the Planet. • Chaque filiale consacre 5 % de son résultat net au développement de filières bio, en particulier celles proches de ses usines.

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